50.
Guidés par Karo le Bourru qui rythmait la marche avec un long bâton noueux, les artisans de l’équipe de droite se dirigeaient vers le local qui leur était réservé, au pied de la colline du nord, à la limite de la nécropole.
Néfer le Silencieux découvrit une sorte de petit temple auquel on accédait par un porche. Remplissant la fonction de gardien du seuil, le chef d’équipe Neb l’Accompli demanda à chaque artisan de s’identifier.
Ce rite achevé, chaque membre de l’équipe de droite pénétra dans une petite cour à ciel ouvert et s’agenouilla devant un bassin de purification de forme rectangulaire. Le peintre Ched le Sauveur y puisa de l’eau avec une coupe et la versa sur les mains tendues de ses confrères, paumes vers le ciel.
Ched fut purifié à son tour, puis les artisans pénétrèrent dans la salle de réunion dont le plafond, soutenu par deux colonnes, était peint en ocre jaune. Le long des murs, des stalles encastrées dans des banquettes de pierre. Trois fenêtres hautes dispensaient une lumière douce pendant la journée ; comme la nuit tombait, des torches avaient été allumées.
Des murets séparaient la salle de réunion d’un sanctuaire surélevé où seul pouvait pénétrer le chef d’équipe. Il se composait d’un naos abritant une statuette de la déesse Maât et de deux petites pièces latérales où étaient conservés des vases à onguent, des autels portatifs et d’autres objets rituels.
Neb l’Accompli prit place à l’orient sur le siège en bois qu’avaient occupé avant lui les autres maîtres d’œuvre chargés de diriger l’équipe de droite.
— Rendons hommage aux ancêtres, ordonna-t-il, et prions-les de nous éclairer. Que la stalle de pierre la plus proche de moi demeure à jamais vide de toute présence humaine pour être réservée au ka de mon prédécesseur, vivant parmi les étoiles et toujours présent parmi nous. Que son exemple préserve notre unité.
Les artisans firent silence. Tous eurent le sentiment que les paroles de Neb l’Accompli n’étaient pas vaines et que les liens qui les unissaient étaient plus forts que la mort.
— Deux d’entre nous sont en conflit, déclara le chef d’équipe. Je dois vous consulter pour savoir s’il est possible de régler cette affaire ici même ou bien si nous devons la porter devant le tribunal de la Place de Vérité.
La tête enveloppée d’un linge humecté de myrrhe qui apaisait la douleur, Nakht sollicita la parole.
— J’ai été agressé par l’apprenti Paneb l’Ardent. Il m’a presque défoncé le crâne et je dois prendre plusieurs jours de repos, ce qui retardera le travail de l’équipe. C’est pourquoi il doit être sévèrement condamné par le tribunal.
— Il n’y a pas d’autre solution, approuva Karo le Bourru.
Paneb s’apprêtait à protester vigoureusement lorsque Néfer lui mit la main sur l’épaule pour l’empêcher de se lever.
— J’ai été témoin de l’affrontement entre Nakht le Puissant et Paneb, dit Néfer avec calme. Il était évident qu’ils allaient en venir aux poings et je suis intervenu pour faire cesser cette querelle. Alors que Paneb m’a écouté, Nakht a foncé sur lui, la tête en avant. Il a tenté de le prendre en traître, et Paneb n’a fait que se défendre en l’assommant.
— Ne parles-tu pas ainsi parce que Paneb est ton ami ? interrogea le chef d’équipe.
— S’il avait mal agi, je ne tenterais pas de justifier son comportement. Pour moi, il ne reste qu’un point à éclaircir : la cause de cet affrontement.
— Pas du tout, objecta Nakht ; mes blessures prouvent que je n’étais pas l’agresseur.
— Argument spécieux, estima Néfer ; si tu m’avais écouté, tu serais indemne. Mais qu’exigeais-tu de Paneb ?
— Je souhaitais simplement discuter avec lui, mais il m’a couvert d’insultes. C’est une attitude indigne d’un apprenti !
— Un tailleur de pierre a-t-il le droit d’exiger d’un apprenti qu’il sorte du chemin de la rectitude et trahisse son serment ?
Nakht le Puissant blêmit.
— Cette question n’a aucun sens ! Tu étais trop loin, tu n’as rien pu entendre, et puis... je n’ai rien exigé de lui !
— Je n’ai rien entendu, en effet, mais ton comportement ne peut s’expliquer qu’ainsi. Nous vivons dans la Place de Vérité, Maât est notre souveraine. Comment pourrais-tu continuer à mentir ?
Le ton de Néfer n’avait rien d’agressif. Il ressemblait plutôt à celui d’un père qui tentait de faire percevoir à son fils qu’il commettait une grave erreur mais que rien n’était encore irrémédiable.
Les arguments de Néfer tournèrent dans la tête de Nakht le Puissant à un rythme endiablé. Les regards de ses collègues lui parurent plus pesants que les couffins remplis de pierraille qu’il avait tant de fois soulevés, et les paroles de son premier serment, si lointaines, lui revinrent en mémoire.
— Je retire ma plainte contre Paneb, déclara-t-il en baissant la tête. Ce n’est pas une petite querelle de ce genre qui peut remettre en cause notre fraternité... Entre nous, il arrive d’être un peu vifs, et ça n’a rien de grave. Nous nous sommes un peu accrochés parce que nous voulions mesurer nos forces. Il vaudrait mieux s’affronter lors d’une compétition de lutte...
— À ta disposition, dit Paneb.
— L’incident est clos, jugea le chef d’équipe. D’autres sujets à aborder ?
— Je suis mécontent de la qualité des derniers onguents qu’on m’a livrés, se plaignit Karo le Bourru. J’ai la peau fragile, et ceux-là me provoquent des rougeurs. Si l’on nous traite comme des moins que rien, nous ne tarderons pas à réagir !
— Je le signalerai au scribe de la Tombe, promit Neb l’Accompli, et la qualité des onguents sera surveillée de plus près.
— Nous allons bientôt manquer de pinceaux fins, déplora le peintre Ched. Je lance des mises en garde depuis plusieurs mois, mais elles restent lettre morte.
— Je m’en occupe. C’est tout ?
Personne ne demanda la parole.
— Nous avons un programme de travail très chargé, annonça Neb l’Accompli. Pendant que l’équipe de gauche achève l’immense demeure d’éternité des « fils royaux » de Ramsès le Grand dans la Vallée des Rois, nous avons reçu l’ordre de restaurer plusieurs tombes de la Vallée des Reines. Si des heures supplémentaires sont nécessaires, vous recevrez des sandales de première qualité et de belles pièces d’étoffe en compensation.
— On a aussi une fête à préparer, se plaignit Karo. Quand allons-nous avoir le temps de dormir ? Avec les chaleurs qui arrivent, le travail sera de plus en plus pénible. Surtout, qu’on ne manque pas d’eau fraîche !
— N’oublie pas la bière, ajouta Nakht le Puissant. Sans elle, on n’a plus de bras.
— En tant que dessinateur et vu l’ampleur de ce projet, ajouta Gaou le Précis, je demande que le laboratoire central soit particulièrement vigilant sur la qualité des couleurs qu’il nous livrera. Nous devrons respecter les contours et les teintes d’origine.
Ses deux collègues, Ounesh le Chacal et Paï le Bon Pain, développèrent les mêmes exigences.
Comme plus aucun artisan ne souhaitait s’exprimer, le chef d’équipe se leva, fit éteindre les torches et adressa une dernière invocation aux ancêtres.
Bien que le local fût plongé dans l’obscurité, Paneb remarqua une étrange lueur qui provenait du naos. Il aurait juré qu’une lampe était allumée à l’intérieur du petit sanctuaire et que sa lumière traversait la porte en bois doré.
Se croyant victime d’une hallucination, le jeune homme fixa l’incroyable phénomène, mais il n’eut pas le loisir de s’attarder car il dut suivre les artisans qui quittaient la salle de réunion.
— Tu as vu cette clarté bizarre ? demanda-t-il au peintre Ched.
— Sors en silence.
La nuit était douce, le village dormait. Dès qu’ils se trouvèrent à l’air libre, Paneb reposa sa question.
— Alors, tu l’as vue ?
— Il n’y avait que le rougeoiement des torches mourantes.
— Une lumière provenait du naos !
— Tu te trompes, Paneb.
— Je suis sûr que non.
— Va dormir, ça t’évitera de te laisser prendre par des mirages.
Paneb interrogea Paï le Bon Pain qui, lui non plus, n’avait rien remarqué d’anormal. Puis il chercha Néfer sans parvenir à le trouver. Son ami, qui avait réussi à l’innocenter et à lui épargner ainsi toute sanction, avait dû rentrer chez lui.
Non, impossible ! Néfer aurait certainement aimé lui parler.
L’équipe s’était dispersée, Paneb restait seul face à la porte close du local de la confrérie.
Qu’était-il arrivé à Néfer ?